Le piratage au service des monopoles

On connait par cœur la thématique de la BSA : le piratage de logiciel, ce sont des pertes financières pour le secteur le plus dynamique de l’économie, ça pénalise donc les clients et ça détruit des emplois. La page d’accueil de leur rubrique « No Piracy » est explicite : « Le piratage de logiciels nous pénalise tous. Dans le monde, plus de 38% des logiciels utilisés sont des copies illégales. En 1998, le piratage a coûté à l’industrie du logiciel 11 milliards de dollars de manque à gagner. » Un petit encadré « Les faits au sujet du piratage » indique : « Rien qu’aux États-Unis, le piratage de logiciel a coûté 109 000 emplois en 1998 ». Ah, le charme des chiffres : indiscutablement objectifs, froids, exacts. Apparemment... Lier les licenciements à du manque à gagner financier est assez mignon, d’ailleurs, dans un monde où l’on « dégraisse » pour augmenter la rentabilité financière des entreprises. On pourrait aussi discuter les arguments de la BSA : les logiciels sont-ils trop chers, est-ce qu’ils ne représentent pas un impôt privé sur la productivité, les mise à jour « majeures » et hors de prix tous les six mois ne sont-elles pas une escroquerie...? Mais j’ai choisi une approche totalement opposée, plutôt iconoclaste : j’affirme que le piratage de logiciels est indispensable aux entreprises qui constituent la BSA pour maintenir leur monopole et assurer leurs revenus.

La quadrature du cercle

La situation de monopole (ou quasi) qu’occupent les entreprises de la BSA (par exemple Adobe, Microsoft, Macromedia... pour ne citer que les plus connues sur Internet) est un cercle vicieux (ou vertueux, selon le point de vue) :  pourquoi les particuliers utilisent-ils tous les mêmes logiciels ? Parce que ce sont les logiciels utilisés par les entreprises, et qu’il faut maîtriser ces logiciels pour trouver du boulot ;  pourquoi les entreprises utilisent-elles tous les mêmes logiciels ? Parce que ce sont ceux que leurs employés savent utiliser. Par exemple : pourquoi toutes les entreprises tournent-elles sous Word, et non sous WordPerfect ou StarOffice ? Parce que leurs employés ne savent utiliser que Word. Pourquoi les particuliers préfèrent-ils tous maîtriser Word à l’exclusion de tout autre produit concurrent ? Parce qu’il faut savoir utiliser Word pour trouver du boulot.

Second cercle vicieux :

 pour pouvoir trouver du travail, il faut maîtriser certains logiciels ;  pour savoir réellement maîtriser un logiciel, il faut l’utiliser presque quotidiennement ; si l’on n’a pas d’emploi, cela signifie avoir ce logiciel chez soi ;  pour pouvoir acheter ces logiciels, il faut des revenus, donc un emploi. Prenez les petites annonces de PAO : toutes précisent qu’il faut parfaitement maîtriser Photoshop, Illustrator, XPress (au moins !). Somme totale pour l’achat de ces logiciels : 7 200 + 5 100 + 12 300 = 24 600 francs ! Sans emploi, impossible de les acheter pour les maîtriser ; sans eux, pas d’emploi... Cela semble évident : sans le piratage, vouloir pénétrer à l’intérieur de ces cercles revient à résoudre la quadrature du cercle.

Trouver du boulot

Commençons par notre deuxième cercle : il faut maîtriser parfaitement des logiciels pour trouver du boulot ; mais il faut déjà avoir un boulot pour pouvoir se payer ces logiciels. Cest même pire : même avec un boulot vous ne pouvez espérer acheter ces logiciels. L’exemple précédent (Photoshop, Illustrator, XPress), je l’ai trouvé dans une petite annonce pour un boulot d’infographiste PAO : salaire promis, 100 000 francs par an ! Si avec ça vous pouvez acheter ces logiciels, les mises à jour tous les 6 mois et payer votre loyer, vous êtes très fort... Une autre annonce, pour un poste de « Web designer » : il faut maîtriser Illustrator, Photoshop, Dreamweaver, Fireworks, Flash, ce qui fait un investissement global de 16 500 francs ; salaire promis, 90 000 francs par an. Comment résoudre ce problème ? Bien simple : par le piratage. Le futur « Web designer » ou infographiste (ou encore autre boulot nécessitant la maîtrise de logiciels) n’a d’autre option, pour se former avant de postuler à un poste, que de récupérer des versions piratées de ces logiciels. Manque à gagner pour la BSA ? Non. Non seulement nos « futurs » employés n’auraient jamais (et n’auront jamais, vu les salaires) les moyens d’acheter les logiciels, au contraire ils développent leurs compétences sur ces logiciels « leaders » que leurs employeurs devront acheter : c’est la suite de cet article : le piratage verrouille le marché et interdit le choix des entreprises.

Le piratage au service du monopole

Tout le monde a déjà assisté à cette scène touchante où un proche débarque, tout content : « Je viens d’acheter mon premier pécé ! ». Et de poursuivre : « Mais j’ai aucun logiciel... ». C’est-y pas mignon ? La suite est connue, et doit faire dresser les poils sur la tête des avocats de la BSA : il y a toujours un généreux donateur dans l’assistance qui propose « Je peux te passer Word et Excel si tu veux... ». Hop, l’affaire est dans le sac. C’est là qu’il faut se poser la question : pourquoi systématiquement Word et Excel ? Pourquoi pas WordPerfect, largement aussi utile et moins cher, pourquoi pas sur Mac AppleWorks, suite intégrée d’excellente facture, largement suffisante pour la plupart des gens, et qui coûte le dixième de Microsoft Office ? Pourquoi pas, enfin, StarOffice, gratuit, qui donc permettrait de rester dans la légalité ? La réponse est simple : parce que, pour trouver un boulot, c’est Word et Excel, à l’exclusion de tous les autres. Si vous voulez augmenter votre « employabilité » (j’adore ce mot !), vous devez maîtriser Microsoft Office. Essayez de vous présenter à un entretien d’embauche (genre « secrétaire de direction ») en expliquant que vous savez utiliser StarOffice et que ça suffit largement pour taper les circulaires du patron... À l’inverse, pourquoi les entreprises fonctionnent-elles toutes avec Word et Excel ? Parce que tout le monde en a une version pirate et sait les utiliser. Tentez de remplacer Word par StarOffice, et vous verrez le même genre de subtile conflit sociale que lorsqu’il a fallu passer de la machine électronique à boules au traitement de texte (et pourtant, la différence est minime). Toute la chaîne de formation (de l’autoformation chez soi aux centres de formation professionnelle) est basée sur Word/Excel. Le piratage, dernier rempart contre le Libre Depuis quelques temps, les logiciels tournant sur GNU/Linux sont particulièrement impressionnants. Passée la phase d’installation de Linux, on se retrouve dans un environnement graphique clair, beau, rapide. Quant à l’offre logiciel (libre ou gratuite - la différence ici n’est pas utile à notre démonstration), elle remplit déjà la plupart des tâches nécessaires, en particulier pour la bureautique. On trouve du traitement d’image, de la 3D, de la musique... tout cela en Libre ou gratuitement. Objectivement, le Libre devrait déjà avoir laminé les monopoles de l’industrie du logiciel. Dans les bureaux, StarOffice devrait avoir détrôné Microsoft. Sans aller jusqu’au libre, les règles « normales » (si elles existent) de la concurrence auraient dû permettre l’émergence de concurrents sérieux sur tous les marchés. Toujours rayon traitement de texte, WordPerfect devrait avoir une place beaucoup plus importante dans les ordinateurs, son rapport qualité/prix ayant toujours été excellent. Or ça n’est pas le cas : les monopoles sont vérouillés, et bien malin qui voudrait utiliser d’autres logiciels. Mais là encore, c’est le piratage qui sauve l’industrie : pourquoi un particulier va-t-il passer à StarOffice si la première chose qu’on lui propose, c’est une version gratuite de Microsoft Office ? Pourquoi utiliser Blender quand n’importe qui peut se procurer gratuitement le standard de l’insdustrie de la 3D, qui coûte plus de 10 000 francs ? Intégrer le piratage dans sa stratégie marketing On peut aller plus loin : les entreprises du secteur intègrent le piratage dans leurs stratégies. À de rares exceptions près, les logiciels ne sont pas protégés, ou alors par un simple mot de passe (ce qui revient à ne plus être protégé, les mots de passe circulent partout sur l’internet). On ne compte plus les logiciels des grands éditeurs, distribués sous forme de « versions de démonstration », versions qui deviennent complètement fonctionnelles simplement en indiquant un numéro de série. Voilà des logiciels vendus 3 000 francs que vous trouvez, légalement, sur tous les CDroms gratuits fournis avec les magaines, et il suffit d’un petit code pour les déverrouiller et les rendre complets. Étonnant comportement pour ces paranoïaques du piratage... On a même vu un gros éditeur proposer des licences à prix cassé pour « légaliser » les copies pirates : vous avez une copie pirate, alors l’éditeur vous offre une licence pas chère pour revenir dans la légalité... Les petits éditeurs, eux, intègrent également cette notion : à cause du piratage, ils ne peuvent espérer prendre des parts de marché, quelle que soit la qualité de leur logiciel. Seul moyen d’intégrer le marché : compter sur le piratage (logiciels non protégés), distribuer des versions gratuites ou trouver des méthodes de rentabilisation qui ne soient plus basées sur la vente des logiciels.

Conclusion

Le piratage fait donc certainement perdre de l’argent à une partie du secteur de l’industrie informatique. Mais non seulement le manque à gagner annoncé par la BSA est farfelu, surtout les entreprises qui composent la BSA sont les premières à assurer leur monopole grâce à ce piratage. Sans le piratage, les gens apprendraient à utiliser des logiciels moins chers ou carrément gratuits, et les entreprises se contenteraient d’utiliser ces mêmes logiciels. Sans le piratage, les cercles vicieux s’inverseraient au service de la qualité et du logiciel libre. Et si l’on veut reprendre la phraséologie libérale de la BSA : sans le piratage, la concurrence redeviendrait saine et les monopoles de l’informatique ne justifieraient plus ces impôts privés ; l’économie s’en porterait mieux, mais pas forcément les membres de la BSA...     ARNO*

Texte issu du blog Uzine.net. Article écrit par Arno le 25 août 2000.